Décor : la force de l'implicite par Marie-Anne Chenerie
Le vaisseau fantôme : aussitôt, viennent à votre esprit des images de voiles déchirées , de falaises abruptes , de brumes et d'ombres menaçantes . Ce type de décors , classique dans sa démarche , a été très utilisé pour l'Opéra de Wagner, par exemple, par Charles Cambon au XIXè siècle , voire de façon plus moderne, dans « Le Pirate des CaraÏbes » , ou même le décor du jeu Playmobil . C'est donc un imaginaire universel, connu, qui nous dit clairement sur quel registre nous nous trouvons : celui du romantisme , de l'aventure , des éléments déchainés , de la mort .
Rien de tel dans la mise en scène et le décor du Vaisseau fantôme représenté récemment à l'Opéra Bastille , (dans une mise en scène de Willy Decker ) . C'est l'inverse : l'essentiel du décor est une immense porte dans une pièce très dépouillée , moderneUn tableau au mur , en biais, et, de façon symétrique un portait, celui du Hollandais Volant , que Senta tient serré contre elle , et rien d'autre . La mer est évoquée par quelques cordages, la tempête par quelques images de vagues écumeuses, lorsque la porte s'ouvre, le Vaisseau Fantôme, est , de façon extrêmement rapide, suggéré par des voiles rouges et un mât noir, entraperçus . Le Hollandais Fantôme n'a rien d'apparemment menaçant ou morbide dans son physique, de même que son équipage .
De très nombreux critiques ont souligné la difficulté à « entrer » dans un opéra marin , romantique , spectaculaire , avec un tel décor minimaliste .; certains ont même souligné qu'il a fallu modifier la fin de l'histoire, Senta ne pouvant se jeter dans la mer, faute de falaises à pic, donc se poignardant sur la scène !
C'est vrai, mais je souhaite défendre cette conception du décor suggéré. En effet :
- Cette porte immense et étrange ( on pense irrésistiblement à « Alice au Pays des Merveilles » ) est ici laporte qui laisse entrer nos peurs, nos fantasmes, nos fantômes personnels, et rien que les nôtres . Il est plus fort de suggérer ce qui peut arriver , de laisser chacun imaginer la forme de sa peur , plutôt que d'imposer une imagerie attendue. D'ailleurs, les moments forts du spectacle sont bien quand cette porte s'entrouvre sur … rien , ou alors , une silhouette apparemment normale. Plutôt que de montrer, il suppose. Comme l'affirme lui même le metteur en scène : « Comme au théâtre, on ne peut pas représenter la vraie mer, dans toute son infinité , on ne peut même pas y faire figurer un vrai bateau, le Hollandais , doit rester image, récit, ballade... »
- En conséquence, toute la force d'expression est laissée à la musique de Wagner , et on donne entièrement sa place aux chanteurs: la ballade de Senta ( la soprano Adrianna Pieczonka, à la voix magnifique ) , qui raconte l'histoire du Hollandais fantôme est d'autant plus forte que toute son évocation vient de sa vois et de sa musique.
- Enfin, l'opéra prend ainsi une dimension universelle; certes , c'est bien l'histoire , à la fois réelle et rêvée d'une jeune femme qui se sacrifie pour un amour impossible et un être venu du royaume des songes ou des morts, mais , c'est aussi le thème universel de l'impossibilité de vivre , de l'intrication, parfois mortelle entre réalité et fantasme.
Ainsi peuvent s'affronter deux acceptions du décor ( pour l'opéra ,en particulier ) : un décor imagé, concret, guidé , qui, peut réduire notre imaginaire à celui du metteur en scène et du décorateur ; ou alors le décor suggéré, libre, sobre voire pauvre , que nous emplissons de nos propres images , par la force de la musique.
Le danger, il ne faut pas le nier , est celui de ne donner que trop peu de points de repères et ainsi de banaliser une histoire, une légende, une action; on perdra en spectaculaire, alors que , il faut l'avouer, c'est aussi ce que nous recherchons à l'Opéra.
Mais, vous l'aurez facilement deviné, j'ai toujours une préférence pour la liberté de la suggestion et la force de nos images intimes.
Visuels : L'illustration du décor du vaisseau fantôme par Charles Cambon est extraite de « Gallica » de la BNF , les images de l'opéra par Willy Decker sont extraites de « planet opéra ».