Gilles Aillaud : l'ultime solitude
Je termine cette exposition « Deadline » par un des peintres que j'admire le plus : Gilles Aillaud .
Né en 1928, mort en 2005 , à 75 ans , quasiment immobilisé après une hémiplégie qui le frappe en 1997, il est un des acteurs majeurs du courant « Figuration Narrative » ( « est narrative toute ?uvre plastique qui se réfère à une représentation figurée dans la durée - , Gérald Gassiot-Talabot, 1967 ) , et connu pour ses tableaux d'animaux dans des zoos . C'est un peintre qui a osé peindre quasiment le même sujet toute sa vie ( l'animal encagé, d'une façon ou d'une autre , en tout cas hors dans son milieu naturel ) , quelques tableaux de désert ou de bords de mer et , les tout derniers tableaux , lorsqu'il est presque réduit à l'immobilité, des oiseaux « en liberté » .
Bien sûr, on pense tout de suite à l'opposition « enfermement » / « liberté » , cette liberté apportée enfin par l'approche de la mort . Et voici deux tableaux qui montrent parfaitement cette opposition :
L'un montre des lionnes dont , comme le dit Hector Obalk, « on ne sait pas s'ils ( les animaux ) sont tristes ou s'ils s'en fichent ».
L'autre des mouettes peintes à la fin de sa vie, dans l'air ou sur l'eau, en tout cas , en tout cas libres et dans leur environnement .
Mais je voudrais aller plus loin .
Tout d'abord, c'est la pudeur d'Aillaud qui me frappe: il nous décrit simplement une réalité : tout est dit avec sobriété, neutralité, sans pathos, malgré le choix de ses sujets , que certains ont critiqué comme « clichés » . Mais avec quelle obstination et ténacité désespérée et cependant inébranlable , comme celle d'ailleurs de ces animaux . Aillaud respecte ce mystère de l'autre , animal ou humain , avec sincérité et pudeur . Et cette attitude me paraît essentielle pour décrire cet ultime proche , ce seuil qui ouvre vers ce dont on ne sait pas s'il sera bon ou mauvais, beau ou triste , voire même s'il existe ? Aillaud a d'ailleurs fini par choisir le silence , non pas le silence qui existe déjà dans tous ses tableaux, mais le vrai silence de l'artiste , le choix de ne plus créer .
Un autre sentiment très fort me prend à la vision de ces tableaux de désert : la première impression, si forte également dans tous ses tableaux d'animaux , est celle d'un esseulement total , ultime, dans le sens où il nous dépasse et que rien d'humain ne pourra combler( ici aussi, diront certains, un cliché ! - et je suis d'accord ), mais représenté si justement : derrière cette solitude, c'est un frémissement , un souffle fragile et puissant qui passe au dessus de ces étendues immenses : désert, ciel, mer . Il nous dit la vie , le vent, la fraicheur ou la chaleur torride , l'odeur, l'absence de bruit , le mouvement esquissé, tout ce qui est invisible ( mais essentiel ,comme nous l'a dit saint Exupéry, dans le désert justement ) et qui restera après nous , ce qui s'achève et continuera , ce qui ne finit pas , un espace où l'artiste ne sera plus là mais où les mouettes , le ciel orangé , les rochers seront toujours là , et d'autres seront là pour les voir . La peintre est seul , sur ce seuil de la vie, mais il nous donne à voir ce qui est invisible, ce qui va venir dans un imminent changement .
Je voudrais vous livrer une dernière image de cette exposition : assis sur un banc de la salle « Aillaud » , les mains sur les genoux, très droit, casquette , dos tourné au tableau d'Aillaud , un homme âgé, un Japonais , je ne peux pas dire s'il a 70 ans, 80 ans ou 95 ans , est seul , immobile, calme, il regarde devant lui, comme s'il voyait ce que le tableau derrière lui a voulu montrer . Il est resté si longtemps sans bouger , je n'ai pas osé le photographier , j'étais impressionnée , et finalement, j'ai quitté la pièce avant qu'il ne bouge .
Les mouettes se ont arrêté de crier, le silence est tombé, le changement est imminent , le rideau est franchi .